Trouble

  13 février 2011

Trouble

L’Aéropostale n’avait pour ce voyage d’autres courriers que ce coucou maudit que je vis avec effarement se tenant tant bien que mal sur la piste agonisant du poids des années et dont chaque souffle de vent faisait entendre les grincements d’une mécanique mal huilée.

–       Je ne vais pas prendre cet engin infernal, dis-je à l’homme qui me regardait toutes dents dehors et qui avait été mon guide depuis mon arrivée en Inde il y a quelques semaines. Il m’avait aussi accompagnée quand j’avais quitté l’Inde pour venir dans ce paradis. Il était sale et grossier et ressemblait plus à un prisonnier échappé d’un quelconque ergastule qu’à un guide mais on me l’avait recommandé comme l’homme de toutes les situations et il s’était effectivement révélé très utile et fiable. J’étais fatiguée et n’avais aucune envie de mourir. Juste une envie de m’évader  et de retrouver ma sérénité, ou du moins l’espérais-je, grâce à ce voyage. Ma sérénité, oui et surtout rencontrer cet homme qui m’avait tant interpellée avec ses mots.

–       Il n’y a rien d’autre M’dame pour atteindre l’autre rive. Sinon, il vous faudra une pirogue pour traverser jusqu’à l’autre île et vous faire accompagner par un des indigènes, dit-il un sourire torve aux lèvres et le regard goguenard

–       Pas de pirogue. Je regardai droit devant évitant ses yeux. Je ne voulais pas qu’il devine ma peur des eaux. Je n’aimais pas cette façon qu’il avait de m’aiguillonner tout le temps sur ce qu’il percevait de mes faiblesses et je me disais donc que moins il en savait, mieux cela vaudrait.

Quand nous nous approchâmes de l’appareil, un ouistiti en sortit avec un cri de victoire emportant avec lui ce qui ressemblait à un casque.

–       Maudit ouistiti dit mon guide. J’aurais dû le canarder quand je l’ai vu hier. Il m’a pris le casque de copilote. Puis se tournant vers moi il rajouta « Mais vous n’en aurez pas besoin. Je vous conseille plutôt de dormir le temps du voyage ».

Il cracha un long jet rouge de cette chique, du bétel, que les indigènes mâchaient tous dans la ville que je venais de quitter. Calcutta avec ses bruits assourdissants et ses mendiants innombrables. Calcutta et sa station de train la nuit où il fallait enjamber tous ces corps dont on ne savait pas s’ils étaient des cadavres ou juste des personnes endormies. C’est que souvent à Calcutta dans ce bric-à-brac de corps jonchant le sol, un des corps enjambés se révélait en effet être celui d’un cadavre. Calcutta était une des villes les plus contrastées que j’aie jamais vues en Inde. Bien sûr il y avait Bombay avec ses innombrables villas aux trésors parfois aussi baroques que loufoques jouxtant des bidonvilles avec une proximité telle que l’on ne pouvait pas éviter de penser à un monde Kafkaïen. Bombay et son mélimélo d’acteurs et autres personnages hauts en couleurs qui promenaient leurs mines peu réjouies le temps d’un mariage de fanfare ou d’un dîner de gala où tout ce beau monde se côtoyait avec l’air de tenir tant à telle ou telle cause pour laquelle le gala réunissait des fonds et dont ils ignoraient jusqu’aux prémisses. Le pire était certains mariages qui s’essayaient à imiter les mariages occidentaux et qui finissaient en capharnaüm entre le son saugrenu des hélicons soufflés de travers qui tentaient un mariage impossible avec les mridangams, conques et flûtes locales.

Je secouai la tête pour me débarrasser d’un reste de bruit discordant et essayai de me concentrer de nouveau sur l’instant présent bien que celui-ci m’inspirait aussi peu de sérénité que mes mésaventures à Bombay. Je me rendis compte que mon guide me tendait une petite bouteille dont il venait de boire une gorgée. J’avais soif alors dominant mon dégoût je portai à mon tour la bouteille à mes lèvres et crut m’étrangler. Juste une gorgée du liquide que je découvris – à ma grande indignation – être un tord-gnôle de la pire espèce s’étaient écoulées dans ma gorge mais cela suffit pour me mettre le feu à tout le gosier.

–       Vous êtes malade de boire alors que vous allez piloter, dis-je pleine de courroux d’une voix d’outre-tombe rendue rauque par le brasier qui n’en finissait pas de consumer ma gorge

–       Ne vous en faites pas ma p’tite dame, me dit-il narquois. J’ai l’habitude.

Il reprit la bouteille qu’il rangea précieusement dans sa poche. Je le regardai plus attentivement. Ce n’était pas un vieillard car il avait encore la peau assez lisse mais il n’avait quasiment plus de dents sur les côtés et les quelques dents devant étaient toutes couleur de sanguine. Je me souvins que le bétel faisait cet effet-là. Excédée, je le précédais en maugréant « Etes-vous certain de savoir piloter cet engin ? Je croyais que vous n’aviez qu’un BTS »

–       C’est ça M’dame. Un BTS audiovisuel. Je suis le génie du son et c’est moi qui fais tous ces bruitages que vous avez entendus dans certains films à Bombay. Vous savez…quand le héros frappe très fort les méchants, dit-il et joignant le geste à la parole il donna un coup de poing avec sa main droite dans sa main gauche. Eh ben ça c’est moi, conclut-il non sans fierté. Pour le coucou, j’ai appris sur place. C’est un ami originaire de Pondichéry qui m’a appris à piloter pour que je l’aide avec les statistiques pour les animaux de sa réserve. Quant à la licence, c’est très facile d’en obtenir une par ici, dit-il en concluant avec un clin d’œil appuyé. Il suffit de montrer qu’on peut s’élever dans les airs et ne pas se ratatiner par terre durant le vol et la licence est accordée et renouvelée chaque année pour les pilotes encore vivants.

Je serrai les lèvres. Ca ne me semblait pas vraiment un gage de qualité de vol qu’on puisse s’élever dans les airs et ne pas se fracasser le coucou par terre tout de suite après. Cela dit, il n’avait encore jamais failli à tout ce que je lui demandais et je ne pouvais pas me permettre de payer plus cher. Si l’Aéropostale estimait qu’il était capable de faire voler ce coucou alors il devait l’être. Je me disais cependant qu’il devait être payé bien peu vu le prix de mon propre billet et me demandais pourquoi il ne faisait pas que des films. L’industrie Bollywoodienne était si fructueuse et chaque année plusieurs centaines de films étaient faits dans toute l’Inde. Il devait sûrement pouvoir mieux gagner sa vie ainsi.

–       Pourquoi allez-vous partout faire le guide et pourquoi… je m’interrompis à temps sans compléter ma phrase que je me rendais compte était blessante

–       Vous voulez dire pourquoi je suis habillé comme ceci ? Je ne m’occupe plus des apparences M’dame. Ici, bien habillé ou mal habillé, propre ou non, quand vous faites mon métier vous en sortez toujours à la fin de la journée sale, poussiéreux et avec des éclaboussures du bétel que vous n’avez pu éviter à temps. Ingénieur du son ça ne rapporte pas assez ici. Les acteurs, les musiciens et les compositeurs sont bien payés mais pas les ingénieurs du son. En plus on est assez nombreux à faire ce métier et rien ne nous distingue vraiment. Faire le guide à côté me permet de m’offrir ce que je veux et d’envoyer de l’argent à ma famille en France

Je le regardais interloquée non seulement parce que c’était la première fois qu’il me faisait une telle confidence mais surtout parce qu’habituellement c’était dans l’autre sens que ça se passait. C’était plutôt les indigènes qui cherchaient par tous les moyens à aller en Europe pour pouvoir bien gagner leur vie et envoyer un peu d’argent à leur famille. Il devait encore se moquer de moi, ce qui avait le don de me faire perdre mon calme et je le lui fis sèchement savoir. Ma gorge en feu n’arrangeait en rien le côté sec de la chose, je dois dire.

–       Non ma p’tite dame, répondit-il. Je ne peux plus supporter d’habiter ailleurs que dans cette région du monde. Depuis mon premier voyage en Inde, j’en suis tombé amoureux et ma femme est rentrée toute seule en Europe avec notre fils. Elle ne comprenait pas mais je n’y pouvais rien. Il fallait que je reste et depuis je lui envoie de l’argent. Mais c’est trop cher la France alors je cumule les petits boulots pour… Il s’interrompit, le regard perdu dans le vague.

Je ne comprenais pas non plus. Comment avait-il pu laisser partir sa femme et son enfant et rester tout seul ici ? Quels liens gardait-il encore avec cette famille qu’il avait en quelque sorte abandonnée ? D’un autre côté pourquoi sa femme était-elle partie sans lui en emportant leur fils ? En avaient-ils parlé à tête reposée et étaient-ils arrivés à cette conclusion ensemble ou était-ce une décision de rupture ? Et l’enfant, qu’avait-il pensé de ceci ? Les revoyait-il régulièrement ? Comment vivaient-ils tous cette déchirure ? Tant de questions se bousculaient dans ma tête mais je n’osais plus parler et n’osais même plus le regarder. Quelque part, au fond de moi, je connaissais la réponse à l’origine de cette déchirure. Quelque chose enfoui au fond de ma conscience et que je refusais d’affronter de nouveau après sa découverte initiale : le désamour.

Oui, le désamour, je connaissais et savais combien il était difficile de faire comme si tout allait bien comme avant alors que rien n’allait plus. Le désamour, spectre qui hante les amoureux et qu’ils conjurent à tours de bras, à corps perdus, à souffle mélangés, au prix de mille baisers et d’autant d’étreintes. Mais on ne pouvait empêcher l’inéluctable. Une fois la passion dans toutes ces formes assouvie, et malgré tous les efforts effectués pour raviver le sentiment amoureux scintillant des premiers jours comme les crinolines s’essayaient à donner du volume à des jupes autrement trop plates, le désamour installait lentement et sûrement sa domination dans le couple. Parfois, avec un peu de chance on pouvait assister à une recrudescence des sentiments mais c’était rare et plutôt fugace que durable. Cela restait une sorte de course contre la montre où les petits tours de clé à mollette, la poudre à coincer et autres artifices s’effritaient entre les rouages impitoyables du temps qui prenait inexorablement sa place de lassitude dans le couple. Seuls ceux qui avaient œuvré chaque jour à préserver intact les effets de ce sentiment pouvaient venir à bout de ce spectre vorace pour plus longtemps. La seule arme véritablement efficace était la transformation. Quand l’amour est mort, il lui faut se transformer à titre posthume. Amitié, respect, considération, tendresse, tolérance, sont ses alliés les plus utiles contre la trahison du temps qui œuvre en faveur du désamour. Il lui faut comme un écureuil engranger ces trésors et les utiliser par temps de disette d’amour pour vaincre ce spectre et se faire renaître de ses cendres.

Je fus tirée de ma rêverie par la poigne rude de mon guide qui m’avait saisie au poignet pour entreprendre de me hisser sans ménagements dans la cabine.

–       On doit y aller ma p’tite dame avant qu’il fasse nuit, me dit-il d’un ton bourru.

Ses yeux étincelaient d’un éclat particulier et je crus y deviner comme des traces de larmes. Il détourna les yeux mais avant cela nous échangeâmes un regard qui en disait long. Il savait. Il savait et savait que je savais. Aucun de nous ne proféra une parole sur cette connaissance commune que nous avions fréquentée tous les deux. Nous primes nos places dans le biplan qui au bout d’une trotte fatiguée s’élança tremblant dans les airs avec force bruits de métal au bord de l’apoplexie. Une fois dans les airs, le petit avion ne retrouva pas la stabilité du sol et continua d’avancer dans un balancier qui me procura très vite la nausée.

Regardez vers le ciel, me hurla le guide. Si vous regardez vers le bas, l’effet de haut le cœur va augmenter. C’est dû à la différence de poids des ailes parce qu’une lame de l’aile gauche s’est détachée mais la compagnie ne veut pas payer pour la réparer. Je dois donc effectuer tout le temps des manœuvres pour remettre droit l’avion.

–       Vous auriez dû me dire avant, hurlai-je.

A tout bien considérer, si je devais me retrouver malgré tout dans l’océan et avec grand fracas, j’aurai encore préféré l’option pirogue avec l’indigène en prime.

–       Tout se passera bien, hurla-t-il. Faites-moi confiance.

Je le regardai sans rien dire. De toute façon je n’avais plus le choix désormais. Autant essayer de se laisser aller à dormir ce que je fis très vite grâce étrangement au balancier qui ne me donnait plus mal au cœur quand je regardais vers le ciel mais plutôt me berçait jusqu’à ce que mes paupières se fermassent toutes seules et que le sommeil m’emportât.

Quand je me réveillai, il faisait déjà nuit et la lune était haute dans le ciel. Nous avions atterri sans même que je m’en aperçoive au milieu d’une petite clairière. Je devais être bien fatiguée pour ne rien ressentir de l’atterrissage. Cela dit je me dis que c’était sans doute mieux vu que nous allions atterrir au milieu d’une clairière perdue dans une des réserves montagneuses de l’île. Il n’y avait pas de piste à proprement dire et il fallait viser très bien à en croire ce que m’avait raconté le guide pour atterrir au milieu de la clairière sans ruiner son avion. Si j’avais su à ce moment-là que c’était lui qui piloterait j’y aurais pensé à deux fois, voire cinq, avant d’accepter de venir par air.

–       Votre hôte est déjà là, me dit le guide interrompant encore le cours de ma pensée et me montrant un homme qui se frayait un chemin parmi les branches de Filao, ces arbres particuliers dont regorgeaient les montagnes de l’île selon ce que m’avait appris le guide.

Le guide me tendit la main pour m’aider à sauter hors de la cabine et je me préparai, le cœur battant, à rencontrer enfin mon double cosmique, mon frère d’infortune, celui qui s’engageait sur le même chemin de traverse que moi. J’avais tellement hâte de lui parler, d’échanger des idées avec lui sur cette route commune que nous allions entreprendre, chacun de notre côté, dans un monde où ce chemin devenait chaque jour plus ardu à suivre. Depuis le début de nos échanges, j’avais senti que nous avions vécu les mêmes travers, les mêmes échecs et que nos esprits avaient à tel point navigué dans les mêmes marasmes que nous en avions gardé comme une pensée commune, des manières similaires de nous exprimer. Nous partagions jusqu’au désamour, ce spectre difficile à exorciser et avions la même lucidité amère à l’égard de son existence et de ses pouvoirs.

Je m’essuyai les mains tremblantes sur mes jeans poussiéreux et me retournai tendant une main plus propre pour serrer celle de mon frère de cœur et de pensée, un poète et un écrivain particulier dont les mots avaient toujours un je ne sais quoi de prenant.

En l’an de grâce 1961, juste quelques semaines avant mon 43è anniversaire et quelques dizaines de mois avant de publier mon premier roman qui traitait de cette rencontre et des suites qu’elle eut dans nos vies respectives, je rencontrai enfin l’homme qui parlait aux anges.