Le passage

Cuifen pressa le pas. Il commençait à faire nuit et sa mère, Chow, lui avait tant parlé des dangers de la rue la nuit pour une jeune fille que désormais son pas se fit presque désespéré. Elle se demanda comment elle avait pu perdre autant de temps entre le vieux scrogneugneu de Ming-Hoa à la poste et ses rêveries devant la vitrine de la pâtissière Eu-meh. Ming-Hoa parlait désormais un mandarin révolu que personne ne parlait plus et il fallait vraiment se concentrer pour comprendre ses phrases si alambiquées. En plus cet homme était un mégalomane absurde qui vivait encore dans sa tête – plus tout à fait normale de l’avis de Cuifen – au temps de sa jeunesse et entendait que les jeunes eussent le respect dû à son rang de notable d’autrefois. Il racontait comment il avait joué au golf avec l’ambassadeur britannique et que l’ambassadeur le complimentait sur sa technique remarquable, combien de poètes se pressaient sur le pas de sa porte pour pouvoir réciter à ses banquets des odes et poèmes composés à sa gloire. Il semblait oublier que depuis la révolution, plus rien n’était pareil depuis des décennies et que les babebines dédiées autrefois à sa gloire n’avaient plus lieu d’être aujourd’hui. D’ailleurs on n’écrivait plus du tout de poésies à l’honneur des notables ni même à l’honneur des jeunes filles au teint de porcelaine dont les louanges étaient chantées autrefois en mille vers. Ces jours les titres d’autrefois ne voulaient plus rien dire et elle ne comprenait pas pourquoi sa mère l’obligeait toujours à s’agenouiller pour parler à Ming-Hoa et à ne jamais lui tourner le dos pour sortir plutôt à reculons de la pièce. Il n’était plus notable et exerçait une fonction de clerc mal payé dans un petit bureau du quartier. Cela dit, sans son aide, il est vrai que rien de volumineux ne pouvait être envoyé puisqu’il devait parapher tout envoi volumineux lui-même. Ainsi, si sa mère et elle-même voulaient vendre leurs broderies aux riches clientes de la ville, il fallait pouvoir envoyer les colis à leur tante qui se chargeait ensuite de la vente individuelle. La plupart du temps Cuifen et sa mère travaillaient et allaient effectuer le dépôt du colis ensemble mais aujourd’hui sa mère avait beaucoup à faire et l’avait chargée de l’envoi. Cuifen détestait aller toute seule dans le petit bureau de poste exigu car Ming-Hoa avait malgré son grand âge des yeux chercheurs dont la lueur ne lui plaisait pas du tout. Elle avait déjà vu cette avidité dans le regard des jeunes garçons qui essayaient d’attirer son attention quand elle se déplaçait sans sa mère mais chez ce vieil homme, la lueur prenait une intensité qui la rendait particulièrement mal à l’aise. D’autant que ce vieux scrogneugneu n’arrêtait pas de scruter son visage même quand elle surprenait son regard au lieu de détourner son regard comme le faisaient les jeunes quand elle les surprenait. Aller chez Ming-Hoa était un tel supplice – avec ce thé vert horrible d’autrefois qu’il les obligeait à boire avec sa mère – qu’il lui fallait toujours après une petite consolation et quoi de mieux que les pâtisseries de Eu-meh en effet. D’habitude elle buvait d’une traite l’horrible breuvage vert en lançant un regard noir au vieil homme avant de lui rendre sa tasse avec un regard assassin afin qu’il ne soit pas tenté de lui en offrir encore. Après, il y avait toujours en prime la consolation d’une petite douceur chez Eu-meh. Mais aujourd’hui elle avait perdu trop de temps à choisir une gourmandise – un petit gâteau sec de farine de riz avec du sucre en poudre et des petits grains de sésame sur le dessus –  et elle se retrouvait donc à rentrer à cette heure tardive. La plupart de la route était illuminée mais il y avait un passage sombre qu’elle devait traverser pour rentrer chez elle. Il n’était pas très loin de la maison et s’étendait seulement sur une distance de 800 mètres mais elle n’avait jamais osé le prendre la nuit parce qu’il avait un aspect sinistre quand toutes les boutiques y étaient fermées avec seuls quelques volets qui claquaient au vent. Elle avala sa salive, redressa la tête et s’engouffra dans le passage en priant Bouddha pour que rien ne lui arrive.

Ming-Hoa, assis dans un creux derrière un des piliers du passage, observait la silhouette frêle de la jeune fille qui s’approchait se détachant contre la lueur des réverbères. Elle avait beaucoup grandi et était devenue une véritable beauté désormais. Il se souvint de combien il avait été frappé par son teint de porcelaine et ses grands yeux à la lueur verte pailletée avec des petits éclats sombres qui le faisaient penser à une malachite brute. Sa beauté n’avait besoin d’aucun artifice et même s’il se disait que son teint serait encore plus relevé par cette poudre de riz que savaient si bien appliquer les geishas autrefois, il lui semblait que c’était déjà un tel délice à observer. Il lui semblait que les sentiments qu’il gardait en lui depuis si longtemps avaient trouvé quelque résonance dans le cœur de la jeune fille car dernièrement elle soutenait avec insistance son regard comme pour l’encourager à aller plus loin. D’ailleurs, il avait observé comme elle buvait le thé qu’il lui servait. Normalement, une jeune fille timide y trempe à peine les lèvres mais Cuifen, elle, buvait avec délectation et sensualité toute la tasse et quand elle la lui rendait ses yeux lui lançaient comme un défi de lui offrir autre chose. Assez tergiversé, se dit-il. Aujourd’hui, il allait lui déclarer sa flamme à la faveur de l’obscurité de ce passage dont la complicité servirait à combler le gouffre des années qui le séparaient de la jeune fille. Cette pensée lui donna de l’espoir et il bondit d’un pas félin hors de son observatoire.

Cuifen, les lèvres pressées dans une prière silencieuse, accélérait le pas pour finir de gravir la distance qui la séparait de la sortie du passage quand une silhouette bondit devant elle de derrière un des piliers. Elle émit un cri étouffé et eut un moment de panique avant de se tranquilliser en reconnaissant – à l’odeur plus qu’aux traits qu’elle distinguait à peine dans le noir – le vieux Ming-Hoa. Elle fit quelques pas rapides vers lui pour lui proposer de l’accompagner jusque chez elle mais quelque chose la fit ralentir. Elle nota une différence avec le vieux derrière son bureau. Son pas en sortant de derrière le pilier avait quelque chose de plutôt rapide et mal adapté avec son visage de vieillard. On aurait dit plutôt un félin traquant sa proie. Elle s’arrêta net. Les dents de Ming-Hoa, éclairées par quelques lueurs orphelines des réverbères bordant l’entrée du passage luisaient dans l’obscurité d’un éclat irréel.

Chow regarda avec un œil morne le catafalque où reposait le cercueil de sa fille. Cuifen était si belle qu’il lui semblait impossible qu’elle gisait là morte. Elle se souvint du moment fatidique où la voisine accompagnée de Eu-meh étaient venues lui annoncer la nouvelle. Cuifen avait été retrouvée morte dans le passage à côté de la maison. Chow, une femme forte aux épaules abaissées par des années de travail manuel, ne ressemblait en rien à sa fille. Elle avait un teint buriné par le soleil et ses yeux noirs étaient aussi inexpressifs que ceux de sa fille avaient été animés. Elle regarda sa fille étendue et pour la première fois ressentit comme un pincement au cœur de ne lui avoir jamais dit combien elle comptait pour elle. D’un coup, toute sa rudesse légendaire disparut et ses voisins furent surpris de voir de grosses larmes couler sur ses joues. Visiblement elle n’était pas la seule qui souffrait car à ses côtés Ming-Hoa aussi semblait pris d’une détresse qui faisait peine à voir. Il bredouillait quelque chose sous son souffle comme une litanie et ses yeux fiévreux étaient remplis de larmes. Chow posa la main sur la vieille main fripée du vieillard pour essayer de le calmer. Il avait été si généreux de vouloir ainsi faire enterrer Cuifen en grande pompe avec un catafalque en forme de dragon et un sépulcre fait de marbre, comme si elle avait été la fille d’un notable. Chow regretta les moments où elle avait pesté intérieurement contre le vieillard quand il commençait à divaguer sur les fastes d’autrefois et se dit qu’on jugeait parfois vraiment mal les gens. Elle ne s’était jamais rendu compte de combien son cœur était grand et combien lui aussi aimait Cuifen comme si elle était sa propre fille. Pour récompenser son geste généreux, elle voulait qu’il soit le seul à parler de Cuifen pour l’oraison aux morts normalement réservée aux parents de la défunte. Elle avait été initialement surprise qu’il refuse mais attribua ceci à son grand cœur qui ne voulait aucune récompense pour sa générosité donc elle insista et Ming-Hoa accepta en ayant le bon goût de sembler le faire avec contrition.

Le moment de l’oraison était venu. Ming-Hoa la regarda d’un air étrange comme s’il voulait lui dire quelque chose mais se ravisa et alla devant l’assemblée pour délivrer son oraison. Il se redressa et s’éclaircit la voix.

◊ ◊ ◊

Lire ici la deuxième partie : Le discours de Ming-Hoa

One thought on “Le passage

  1. Je tourne sur la piste, en fière bayadère
    Dans le cône de lumière,
    Mes pieds nus devinent à l’ondulation des échines
    La sourde colère monter dans mes beaux pur-sang!

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