21-22 février 2011
A mon grand regret les garçons naissent dans des choux et les filles dans des roses
Je le/la regardais encore qui se tenait droite comme une asperge. Je ne savais plus si je devais dire elle ou il. Finalement en regardant de plus près pendant qu’elle sortait son miroir pour retoucher ses lèvres, je me dis qu’utiliser le féminin serait de rigueur. La transformation avait été si bien réussie qu’on avait de la peine à croire qu’elle avait été un garçon autrefois. Le guitariste qui avait animé la soirée Andalouse caressait de touches finales une guitare avec un plectre qui semblait fait en corne. Il salua dans un anglais approximatif ponctué de quelques « yeah baby » et le temps de nos applaudissements, son visage rayonna comme étoilé par cette gloire fugace. Visiblement plus rien n’importait désormais des interruptions du gérant durant le spectacle pour annoncer telle ou telle voiture qui bouchait le chemin de sortie aux clients quittant tôt le restaurant. Le vieillard s’était accommodé de ces interférences dans son show parce qu’il savait qu’au bout il allait boire jusqu’à se griser au calice de ce triomphe passager et que notre salve d’applaudissements serait comme l’hostie qui viendrait sceller sa communion avec nous. De le regarder ainsi s’extasier de si peu et de vivre un tel bonheur dans cette bulle limitée de vie était roboratif pour mon esprit toujours à la quête de réponses et je me disais qu’il suffisait vraiment de peu de chose pour être heureux.
Nous nous levâmes après un repas qui aurait pu mettre dans le coma le plus gros mangeur du monde et je marchai en la suivant. Sous les quelques lampes qui s’empressaient d’étoiler le passage sombre qui nous menait vers la sortie du restaurant, l’illusion était parfaite.
Je me souvins de tous ces courriels que nous nous étions échangés avant de nous rencontrer grâce à ce voyage qu’elle avait entrepris jusqu’ici et de la dépendance affective qui émanait de ses écrits. C’est au fil de la lecture de ses écrits tantôt très provocateurs et assurés tantôt manquant totalement d’assurance et surtout bourré de fautes d’orthographe que l’image d’un autre elle s’imposait en filigrane en ma tête. Au fur et à mesure des contradictions dans son discours et de ses élucubrations de mythomane, je me suis rendu compte que c’était un être qui vivait visiblement un tourment quotidien duquel elle voulait s’échapper en s’improvisant preux chevalier pour la cause d’autrui. . Elle était tantôt membre d’une version moderne des chevaliers de la table rotonde enrôlée dans une quête d’un nouveau Graal de vie, tantôt la détentrice d’un pouvoir occulte qu’elle hésitait à révéler aux non-initiés ou encore prête à s’embarquer pour une carrière de trappeur dans le Grand Nord, voire au Canada. En fait tout mensonge fabriqué pour se distinguer du lot, faire croire qu’elle appartenait à une élite autrement plus importante que sa propre personne semblait lui convenir.
Dehors, le vieux guitariste qui était sorti par l’entrée des artistes, soit à dire la porte exigu arrière des cuisines du restaurant, enfourchait une moto et je notai un détail amusant avant qu’il ne mit son casque : il avait mis un vieux bonnet de laine sur la tête qui lui couvrait les oreilles pour se préserver du froid sans doute. Je me tournai vers mon amie que j’avais précédée sans trop y faire attention perdue dans mes pensées et repensai à nos échanges.
Elle ne prenait désormais même plus la peine de ne pas se contredire ou d’accorder quelque véracité et un suivi aux promesses faites dans ses écrits précédents. A peine une excuse totalement ridicule et qui tenait tellement peu la route qu’on eût dit un grand éclopé de première. Il est vrai que je suis plutôt impassible par un exercice de tout temps de patience et prête à croire la personne si elle se fait une place dans mon cœur. Il est aussi vrai que je suis un peu trop prompte à laisser les gens prendre une place dans mon cœur s’ils me touchent de manière significative. Elle m’avait touchée avec ses mots, le récit de ses mésaventures et je n’avais jamais réalisé que tout ceci cachait en fait une autre histoire qu’elle aurait voulu raconter mais qu’elle n’arrivait pas à exprimer de peur de ma réaction. Du coup, elle inventait mille autres mensonges pour échapper à son quotidien. Le pire c’est que le tissage entre ses mensonges et la réalité était tellement bien fait avec les quelques preuves de certains faits extraordinaires mais vrais qu’elle avançait qu’il était difficile de distinguer le bon grain de l’ivraie et la plupart des personnes autour d’elle n’avait donc d’autre choix que de prendre pour acquis tout ce qu’elle disait.
Cela dit, certains de ses mensonges avaient attisé ma curiosité et en amatrice sans relâche des procédés de détectives ainsi que mue par le souffle d’un sixième sens, je m’étais mise à étudier ses photos. C’est ainsi que je me suis aperçue qu’elle avait une pomme d’Adam qui semblait s’être évanouie dans le temps, grâce sans doute aux traitements hormonaux. Je n’avais pas de photos plus anciennes, par exemple de l’adolescence – âge ingrat où il est difficile de travestir sa nature – et il n’était donc pas possible de vérifier ma théorie de manière non équivoque mais une bonne âme crut bon de me prévenir de son ambivalence. Bien que mon témoin indésirable semblât axer ce choix de conversion sur la luxure, je n’en étais pas convaincue. De son enfance où elle avait été traitée de baltringue et d’une naissance en chou alors qu’elle s’attendait de naître en rose, elle avait dû garder un déchirement qui avait justifié ce choix. En fait quand j’y repensais, peu m’importait qu’elle fut homme ou femme comme peu m’importerait dans deux ans que mon linceul soit mer ou terre. Elle avait été un temps mon amie et rien ne pouvait changer ceci. Il me restait cependant le regret, celui poignant et amer, de ne pas pouvoir désormais me fier même à ses élans les plus sincères et de vivre donc cette amitié faite de distance. Cela me faisait d’autant plus mal que je pouvais m’imaginer qu’elle penserait que c’était dû à son secret mais en mon for intérieur je savais que c’était mieux ainsi. Comme on fait son lit on se couche, comme disait le proverbe populaire et elle portait sa part de responsabilité dans cet éloignement. Sa venue de si loin ne changeait pas grand-chose à cet état de fait. Je la regardais belle, resplendissante pleine d’effusion amicale et ressentis encore ce pincement de regret. Ne pouvais-je lui pardonner sa supercherie ? Pourquoi fallait-il que je sois aussi intransigeante avec les relations humaines? Il faudrait que je change me dis-je mais c’était trop tôt encore et je rangeai mon cœur dans son tiroir des désillusions. Demain est un autre jour me dis-je tout bas. Nous verrons.