Partir c’est vivre un peu

26 mars 2011

Partir c’est vivre un peu

 

Elle pensa qu’elle n’aura jamais le temps de partir avant son retour. Les événements du jour précédent se bousculaient dans son esprit comme des couleurs qui s’entrechoqueraient au fond d’un kaléidoscope. Plus elle songeait à fuir, plus elle se sentait pétrifiée. Il lui semblait qu’il n’existait aucune issue et qu’elle était prise comme un bout d’emmenthal dans un sandwich entre deux plaques du toaster qui fatalement la feraient fondre, la ramenant ainsi à sa perte.

Partir, partir, partir. Elle ressassa ce mot jusqu’à l’exaspération de son esprit qui se révoltait contre ses litanies incessantes, ses indécisions lassantes. Partir oui, mais partir sans une quête, sans l’idée d’une conquête. A quoi bon ? Partir, mais comment et comment s’organiser, comment le faire ?

Mathilde faisait les cent pas devant son automobile et n’arrivait pas à se résoudre à s’y glisser au volant et prendre la poudre d’escampette avec son bébé profondément endormi dans son Maxicosi. Soudain elle détacha son bébé, tourna les talons et rentra dans la maison. Elle n’arriverait pas à conduire dans son état. Autant prendre le train plus tard se dit-elle. Elle remit le bambin dans son berceau et il continua de dormir imperturbable. C’est qu’il avait tellement tété sa mère qu’il en était complètement rassasié et dormait d’un sommeil profond et réparateur. Elle lui caressa la joue avant de descendre vers la cuisine. Machinalement elle sortit le balai, l’aspirateur, le seau et les divers liquides pour nettoyer les sols et les autres éléments de la maison et se mit à faire le ménage. Tout y passa, du sol jusqu’au plafond en passant par les rideaux, la vaisselle, les jouets d’enfants qui jonchaient le sol du salon. Elle s’arrêta un moment en se rendant compte qu’elle disposait systématiquement tout ce qu’elle rangeait en quinconce. La douleur d’aujourd’hui pour une raison inconnue égarait son esprit sur ce chiffre cinq.

Cinq. Les cinq enfants qu’elle aurait eus si l’un d’eux n’était pas tombé suite à un accident de ski l’année d’avant lui laissant son jumeau libre de se développer dans son ventre et si le tout premier, il y a de cela longtemps, n’était pas sorti sans un cri. Cinq si ce tout premier, aussi mort que son cœur, n’avait pas dû être expulsé à cinq mois et demi dans un accouchement glauque où la mort l’emportait sur la vie. Donner naissance à la mort en étouffant ses cinq sens pour ne garder aucun souvenir de ce moment et pourtant l’avoir gravé à jamais dans sa mémoire et à travers les cinq sens si vivants à ce moment-là : la douleur de sa chair, la vision du docteur, du plafond blanc blafard, l’odeur d’ammoniaque et de surmédicalisation si caractéristique aux hôpitaux, le son qui ne venait pas, assourdissant à l’oreille malgré le fait de savoir que le bruit n’y serait pas et les paroles, rageusement encourageantes, oppressantes, inutiles de la sage femme qui demandait de pousser encore et encore parce que ce serait bientôt fini.

Elle se leva rageusement et descendit en courant vers le sous-sol où elle laissa libre cours à sa douleur. Elle se sentait l’âme patriotique en partant en guerre contre les toiles d’araignées et les moutons de poussière qu’elle avait laissés s’accumuler dans le sous-sol de sa maison. Ces balles grises et tristes de crasse qui s’échappaient du sous-sol dès qu’elle secouait les tapis lui firent penser aux fredaines d’autrefois que lui contait son mari et qui, pour elle, avaient autant de crasse que ces moutons de poussière malgré la légèreté dont lui voulait les voir vêtues. Elle secoua encore rageusement les tapis qui n’en finissaient pas de relâcher leur crasse dans l’air. Combien ces tapis pouvaient-ils encore en recéler se dit-elle rageusement.

Elle se dit que si elle avait su avant, elle n’en aurait fait qu’une goulée de cette dernière crasse qui n’était pas une fredaine d’autrefois mais une réalité bel et bien d’aujourd’hui. Folie d’hier ? Non, bien d’aujourd’hui, se dit-elle en tapant encore fortement le tapis qu’elle tenait alors que ses larmes se mêlaient librement aux particules qui s’échappaient du tapis et tombaient lourdement par terre ou rendaient la poussière de nouveau prisonnière du tapis. Décidément, ce sol gardera une trace bien vive de son passage aujourd’hui. Tout avait été ôté, dépoussiéré, poli puis remis sur les étagères. Elle inspira profondément et se mit à marcher telle une automate vers la cuisine où elle prépara machinalement trois sandwichs pour les enfants qui allaient rentrer de l’école affamés et la nounou qui les accompagnerait. Ensuite elle se retourna pour saisir la raclette en se rendant compte qu’elle avait oublié d’ôter l’eau par terre. Elle en profita pour essayer de fermer la porte du frigo avant de bondir en arrière comme sous l’effet d’un électrochoc. Elle avait oublié qu’il y avait toujours ce mauvais contact que son mari n’avait pas réglé et que ses pieds nus étaient au milieu d’une mare d’eau. Le courant en passant à travers son corps l’avait hébété mais avait aussi stoppé net son élan de ménagère en furie. Elle se releva, se tâtant la main encore lourde et douloureuse et entreprit de finir d’éponger l’eau pour éviter que l’un des enfants n’ait à supporter le même incident.

Elle redescendit lentement à la cave pour voir si elle n’avait pas oublié quelque chose. Son œil fut attiré par le carton qu’elle avait laissé au milieu de la pièce ne sachant pas si elle devait remonter son contenu ou le laisser en bas. C’était un carton plein de 45 tours. Au-dessus de la pile trônait un disque d’ABBA et quelque chose de nouveau se brisa en elle à la vue de ce palindrome. ABBA, le BABA du savoir deviner, du savoir renifler ces veuleries, elle en avait manqué. Elle se saisit du disque comme des autres qui suivirent et entreprit de les casser en deux avec méthode.

Ensuite elle se dirigea vers la cave, ouvrit la porte avec la clé accrochée à un clou à gauche de la poignée et regarda les bouteilles qui ornaient le mur : les bordeaux grand cru pour les occasions spéciales côtoyaient les côtes du Rhône, les blanc de blanc, les bouteilles de champagne et quelques bourgognes rares parmi d’autres vins moins chers. Elle ne buvait pas mais s’il y avait une occasion, c’était bien celle-là. Comme résoudre ce dilemme ? Elle prit la première bouteille de Champagne hors de prix qui rencontra ses doigts nerveux et que son mari lui avait dit de ne pas déboucher à moins qu’il ne lui en donne l’autorisation. « Oui, quelle bonne idée », se dit-elle, « sabrons ce champagne » mais elle se rendit compte que le sabre de Samouraï était dans la chambre à coucher alors elle le sabra à même le mur. Elle but quelques gouttes et se tailla un peu à la commissure des lèvres. Elle prit une autre bouteille, un château Margaux à la robe qui se devinait profonde et qui alla se fracasser contre le crépi de la cave à vin. Bien d’autres connurent le même sort.

Quand elle quitta la cave, la mare saumâtre qui décorait son sol n’en finissait pas de faire des bulles qu’elle laissa frémir dans l’obscurité en éteignant la lumière. Elle referma la porte derrière elle et s’adossa contre elle en se frottant les tempes de ses doigts engourdis par ce travail machinal. Au-dessus d’elle elle entendit des pas et des rires tandis que les enfants rentraient de l’école avec la nounou. Elle se regarda dans le miroir de l’armoire de la cave et eut un choc en voyant son visage livide barbouillé de larmes et de suie. Lentement elle se dirigea vers la bassine de la chambre à lessive et entreprit de se nettoyer la figure et les mains poisseuses. Elle se débarrassa ensuite de ses vêtements souillés, prit une robe légère pas encore repassée qui était pliée dans une corbeille au-dessus de la machine à laver et l’enfila. Ensuite elle gravit deux à deux les marches de l’escalier qui la séparaient de ses enfants et se précipita vers eux les bras grands ouverts. « Maman ! » s’écrièrent-ils en chœur et elle les pressa contre son cœur.

Ils avaient encore tellement de choses à lui raconter et elle n’en finissait jamais d’être surprise et émerveillée qu’ils en aient autant à lui raconter à chaque fois en retournant de l’école. Pourtant la veille elle les avait écoutés encore émerveillée et leurs récits étaient différents. Chaque jour ils vivaient des choses nouvelles et chaque jour, eux comme elle s’émerveillaient de pouvoir vivre des choses aussi intéressantes.

Dans sa chambre, leur frère venait de se réveiller de son sommeil profond et béat après sa tétée vigoureuse de midi. Il laissa échapper un long cri plaintif de celui qui a de nouveau faim et Mathilde et ses enfants se regardèrent d’un œil complice. « Il va falloir encore donner à manger à ce petit gourmand » dit sa fille d’un air coquin. Mathilde lui sourit doucement et lui donna la main. « Tu viens m’aider à le changer ? » lança-t-elle à l’égard de sa fille. Son fils aîné les suivit en clamant haut et fort qui lui aussi voulait s’occuper de son frère et que ce n’était pas réservé aux femmes que de changer les bébés. Tous les trois gravirent les marches de l’escalier se dirigeant vers le son plaintif du petit gourmand qui réclamait encore son garde-manger. A trois, ils eurent tôt fait de changer sa couche et ensuite les deux enfants regardèrent leur mère se mettre dans le grand fauteuil et l’aîné lui mit le coussin d’allaitement sous son coude tandis que sa fille rajustait les couvertures autour de son petit frère. Mathilde caressa doucement la joue et la petite bouche s’entrouvrit pour accueillir le téton nourricier. Et tandis que la vie s’écoulait dans les goulées qu’avalait son fils, Mathilde sentit la vie revenir à nouveau doucement dans son cœur.

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